5

Le soleil frappait avec la férocité d’un lion blessé. De brèves rafales de vent soulevaient une poussière impalpable. La terre autour d’eux miroitait sous la chaleur, et les crêtes, au loin, disparaissaient dans une brume jaunâtre. Bak et les autres buvaient souvent, mais l’eau tiède des outres n’étanchait jamais leur soif.

Les ânes avançaient d’un pas laborieux, balayant les mouches de leur queue. Bak marcha quelque temps auprès de Psouro et lui relata ses récentes conversations. Il parlait à voix basse afin que leur guide n’entende pas.

— Senna n’a pas pu tuer l’inconnu du puits. Nous n’étions pas encore arrivés lorsque le crime a été commis. Mais jusqu’à ce que nous soyons certains de pouvoir nous fier à lui, je préfère que ce qui a trait à notre enquête reste entre nous.

— Tout le monde ignore encore que nous sommes policiers.

— Vu les circonstances, je m’en félicite ! Souvent, les gens restent sur la réserve face à la police. Ils se livrent plus volontiers à des militaires. Nous n’éclairerons personne sur ce point, du moins pour l’instant.

Alors que les parois de l’oued se faisaient plus hautes à travers les collines, Bak remonta la caravane, qui s’était largement espacée. Les ânes, somnolents, semblaient suivre chacun par instinct celui qui le précédait. Il les grattait entre les oreilles en les dépassant, reconnaissant de l’aide qu’ils apportaient à l’homme, de leur patience dans les situations les plus éprouvantes.

À mi-chemin, il s’arrêta pour parler avec Amonmosé, qui, comme Senna, tâtait le sol à l’aide d’un long bâton devant lui et l’âne chargé de jarres qui avançait à son côté. Hormis ses pommettes rouges et sa tunique trempée, il ne semblait pas plus incommodé par la chaleur que les autres, renforçant la conviction de Bak que son apparente corpulence cachait une imposante musculature.

— Tu parais en forme malgré cette chaleur, lieutenant, dit-il, comme renvoyant à Bak ses propres pensées.

— Toutefois, je préfère les champs verdoyants et la brise du nord sur le fleuve, avoua Bak en souriant.

Amonmosé gloussa.

— Et moi, j’ai dans l’idée que je trouverai la piste du sud préférable à celle-ci.

— D’après Senna, nous arriverons au prochain puits vers midi. Ensuite, nous aurons en perspective deux jours sans eau, puis une autre source et deux ou trois autres jours à sec.

— Ouser nous a annoncé la même chose.

Amonmosé passa sa langue sur ses lèvres, pour les humecter ou peut-être parce qu’il s’inquiétait du voyage.

— Il a dit, aussi, que la nature deviendrait chaque jour plus rude.

— Dans ces conditions, pourquoi ne pas rebrousser chemin ? Il n’est pas trop tard.

Ses paroles manquaient de conviction ; Amonmosé n’abandonnerait pas une tâche qu’il s’était fixée. Surtout celle-là.

— Minnakht assurait que ce chemin est plus direct, et il savait ce qu’il disait. Je resterai jusqu’au bout.

— Les caravanes royales passent depuis des générations par la route du sud, souligna Bak.

— C’est ce que ma femme s’est évertuée à me répéter, dit Amonmosé d’un ton aigre.

Si elle n’avait pu l’en dissuader, il faudrait au moins un cataclysme pour le faire reculer.

— Quand as-tu fait la connaissance de Minnakht ?

— Quelques jours avant qu’il n’entreprenne ce dernier voyage, répondit Amonmosé, tirant un linge de sa ceinture afin de se tamponner le visage. C’était à Ouaset, dans une maison de plaisir près du front de l’eau. Mon plus jeune fils passe trop de temps là-bas, à boire, à parier, à coucher avec les femmes. Tu sais comment est un jeune, à quatorze ans. Irresponsable. Il ne pense qu’à se divertir. Non que j’aie quoi que ce soit contre les femmes, précisa-t-il avec un sourire soudain. Mais il faut en toute chose de la modération.

— Est-ce toi qui as abordé Minnakht ?

— Je cherchais mon fils ; à la place, j’ai trouvé un explorateur. Les filles l’écoutaient, captivées, et, je dois l’admettre, moi aussi. Il connaissait le désert mieux que je ne le pourrai jamais. Je lui ai offert une bière et nous avons discuté. Il avait entendu parler de mon campement et avait même songé une ou deux fois à longer la côte sur un de mes bateaux, afin d’abréger son voyage. Chaque fois, le désert lui faisait signe, si bien qu’il n’a jamais profité de la générosité de mes hommes.

— A-t-il dit qu’il cherchait de l’or ?

Amonmosé éclata de rire.

— N’est-ce pas le rêve de tout explorateur ?

Bak rit lui aussi. Hormis une mission comme la sienne, qu’est-ce qui pouvait attirer un homme dans cette contrée désolée, sinon l’espoir de s’enrichir ou d’attirer l’attention royale ?

— Il aurait voulu découvrir de l’or ou des pierres précieuses, confirma Amonmosé. Mais il avait avant tout le goût de l’aventure. Et du savoir.

— Avant d’installer ton campement de pêcheurs, comment faisais-tu vivre ta famille ?

— J’étais, et je reste, marchand. J’ai débuté tout jeune. Mon père pêchait au filet, dans la Grande Verte. Je troquais ses poissons, frais ou séchés, dans les fermes des environs, contre les produits de la terre, fruits ou légumes. Ceux-ci, je les échangeais ensuite dans les villages contre des outils, des objets pratiques ou des bibelots, que je proposais alors dans les riches domaines. En retour, j’obtenais des chèvres, des moutons, du bétail… J’ai parcouru tout Kemet, de la mer jusqu’à Ouaouat. À la fin, nous sommes devenus assez prospères.

— Nous ?

— Mes trois frères et moi. Et nos familles. À présent, ma femme voudrait que je reste à la maison tel un propriétaire terrien. Quel cauchemar ! Les nobles me regarderaient de haut ; les petites gens, qui ploient sous le labeur comme moi autrefois, me croiraient bouffi de vanité. Non merci ! Qu’elle joue les grandes dames si elle veut, mais cette vie-là n’est pas pour moi.

Bak aimait bien Amonmosé. Comme lui, le marchand ne pouvait imaginer une existence oisive. Était-il capable de tuer un homme ? Assurément. Il ne manquait ni de détermination ni de la force nécessaire, et il était assez agile pour se faufiler sans bruit au milieu d’une brigade de lanciers endormis. Mais Bak préférait ne pas envisager cette hypothèse.

Amonmosé écarta le bas de sa tunique de son ventre et s’efforça de s’éventer.

— Tu ne m’en veux pas, j’espère, d’avoir insisté afin que tu te joignes à notre caravane.

— Voyager ensemble paraissait tomber sous le sens.

— Surtout quand un meurtrier rôde dans les parages.

Bak l’observa avec intérêt.

— Tu n’as pas l’air du genre à t’alarmer facilement.

— Non. Mais je suis prudent. Pourquoi deux groupes, alors que nous prenons la même route ? Non seulement nous sommes plus en sécurité ainsi, mais nous bénéficions de ton expérience tout en goûtant le plaisir de ta compagnie, dit-il, satisfait d’être parvenu à ses fins.

— Ouser ne nous croit pas expérimentés.

— Il vous sous-estime. Vous êtes rompus au combat. Certes, vous ne connaissez pas ce désert, mais les autres n’ont plus de secrets pour vous.

Il prononça ces mots avec tant de certitude que Bak fut pris d’un soupçon.

— Jusqu’où as-tu voyagé au juste, à Ouaouat ?

— La forteresse de Koubban. Pas plus loin, et rien qu’une fois. On peut faire fortune, à Ouaouat, mais cela requiert du temps et de la patience. Ce temps-là, je préférais le passer à Kemet, à commercer avec des gens que je connais depuis des années. Néanmoins, ajouta-t-il, soudain grave, j’ai entendu parler là-bas d’un certain lieutenant Bak, chef de la police de Bouhen et commandant d’une compagnie medjai. On le disait intègre et bon. Il était respecté par tous ceux qui obéissent à Maât, et craint par les autres. Il ne manquait jamais de capturer le criminel qu’il recherchait.

Bak étouffa un juron. À coup sûr, les dieux conspiraient contre lui ! Quelles étaient les chances de tomber sur quelqu’un qui le connaissait – même de réputation – dans cette région à peine habitée ? Il sourit malgré lui de cette incroyable coïncidence.

— Je suis venu ici afin de retrouver Minnakht. Voilà tout.

— Tu peux compter sur ma discrétion.

Bak hocha la tête, acceptant cette promesse – et priant pour qu’elle soit tenue.

— Hier, tu as fait allusion à une autre disparition dans ce désert.

— Oui, c’est ce que m’a dit un marchand de Keneh.

— A-t-il fourni des détails ?

— Comme Minnakht, il s’agissait d’un jeune explorateur. Je ne crois pas avoir entendu son nom mais, d’après le marchand, il connaissait bien la région.

— Il était venu seul ?

— Non, évidemment. Il a dit à plusieurs personnes qu’il avait rendez-vous avec un guide aux abords du désert. Un nomade, a-t-on supposé. Mais personne ne l’a jamais vu. Le jeune homme s’est mis en route un matin en direction du nord. Qui était le guide ? Se sont-ils retrouvés, en définitive ? À ce jour, ces questions demeurent sans réponse. Une énigme à élucider.

 

Ils atteignirent le point d’eau à la mi-journée et s’arrêtèrent à l’ombre étroite des parois escarpées. Le puits était entouré d’un mur de pierre sèche, qui tiendrait jusqu’à la prochaine pluie.

Tout en supervisant l’organisation de son camp, Bak remarqua que Nebenkemet aidait les âniers à décharger les bêtes d’Ouser. L’ombre était trop chiche pour la partager avec les animaux, qui restaient donc au soleil, dociles, tandis que les hommes les soulageaient de leur fardeau. Malgré la barrière du langage, le charpentier semblait communiquer assez bien avec les nomades grâce à des gestes faciles à comprendre. Choisissait-il leur compagnie parce qu’il se sentait mal à l’aise avec des gens de plus haute condition, ou simplement parce qu’il préférait s’occuper ?

Bak descendit l’oued. À son approche, Nebenkemet marmonna un bonjour et poursuivit sa tâche. Rendus muets par l’arrivée de l’officier, les âniers continuèrent de s’activer en l’observant d’un œil prudent.

— C’est bien de te rendre utile, lui dit Bak.

Nebenkemet concentrait toute son attention sur la jarre qu’il ôtait du dos de l’âne. La portant sans peine, puisqu’elle était vide, il la posa près de celle qui avait été accrochée de l’autre côté du bât.

— Je n’ai rien de mieux à faire.

— Ani et Ouensou non plus, pourtant ils n’aident pas.

— Ces deux-là ! répliqua le charpentier avec un rire dur. Ouensou ne lève pas le petit doigt s’il peut l’éviter, et Ani ne saurait comment s’y prendre.

— As-tu remarqué les cicatrices sur ses mains ? Il ne les a pas eues en passant ses journées dans l’oisiveté.

— Oui, j’ai vu, admit le charpentier en enlevant le bât et le coussin au-dessous.

Une pointe de mépris perçait dans sa voix.

— Tu ne crois pas qu’un artisan qui fabrique de beaux bijoux puisse travailler aussi dur et aussi longtemps que toi ?

Nebenkemet ne daigna pas répondre. Le regardant masser les épaules de l’âne, Bak se demanda comment un homme aussi renfermé s’adapterait à un groupe de pêcheurs, dans un campement isolé au bord de la mer orientale. Étaient-ils des hommes bavards, qu’il agacerait par son silence, ou d’un naturel peu loquace, auquel cas son mutisme serait le bienvenu ?

— Où as-tu été formé à ton métier, Nebenkemet ?

Le charpentier fixa Bak sans mot dire, comme s’il répugnait à évoquer le passé, puis lâcha :

— Sur un chantier naval, à Mennoufer.

Un travail difficile, dans un milieu rude. Néanmoins, Bak doutait que la construction de navires pût expliquer le réseau de cicatrices sur ses mains et ses avant-bras. Et celles qui sillonnaient l’arrière de ses jambes ressemblaient à des traces de fouet. Peut-être avait-il désobéi à un contremaître intransigeant, ou bien il devenait agressif sous l’emprise de la bière et se trouvait mêlé à de nombreuses rixes.

Nebenkemet libéra le baudet, qui trotta vers le puits où un ânier tirait de l’eau et la versait dans une auge, enterrée dans le sable afin que les bêtes assoiffées ne la renversent pas. Bak attrapa le licou d’un âne encore chargé et l’attira vers lui. Pendant que le charpentier détachait l’une des jarres, Bak faisait de même de l’autre côté. Leurs regards se croisèrent par-dessus le dos de l’animal. Nebenkemet détourna rapidement le sien, comme s’il craignait que Bak déchiffre ses pensées.

« Si seulement je le pouvais ! » regretta le lieutenant.

— Où trouveras-tu les matériaux de construction que tu utiliseras au campement ? demanda-t-il, pensant qu’une question moins personnelle pourrait ouvrir une brèche dans ses défenses. Il paraît que les arbres sont rares, sur la côte.

— Amonmosé me fournira tout ce dont j’aurai besoin pour le bateau. Quant aux cabanes, je les bâtirai en pierre.

Bak jeta un coup d’œil vers l’oued jonché de rocaille et remarqua :

— Ce n’est pas ce qui manque dans le coin !

Un demi-sourire fragile passa sur les traits de Nebenkemet, mais pas plus qu’auparavant il ne chercha à alimenter la conversation.

— Penses-tu que ce travail te retiendra longtemps ?

L’autre haussa les épaules avec indifférence. Cette attitude commençait à agacer Bak. Il aurait pu mettre un peu plus de bonne volonté dans leur échange ! Autant s’adresser à un mur.

— As-tu déjà rencontré Minnakht ? Lui as-tu parlé ?

Au lieu de répondre par la négative comme le lieutenant s’y attendait, Nebenkemet précisa :

— C’est Amonmosé qui parlait. Moi, je regardais et j’écoutais.

— Tu travaillais déjà pour lui ? demanda Bak, surpris.

— Son épouse voulait un autel dans son jardin. Je le lui ai construit.

C’était logique. Amonmosé avait demandé au charpentier, qui jouissait de sa confiance et était doté, de surcroît, d’une carrure impressionnante, de l’accompagner au port pour y chercher son fils.

— Quelle impression as-tu eue de Minnakht ?

— Les rêves comptaient bien plus, pour lui, que la réalité.

Intrigué qu’un homme fruste eût discerné dans la personnalité de Minnakht une facette qui avait échappé à Amonmosé malgré son expérience du monde, Bak ne dissimula pas sa curiosité.

— En quoi comptaient-ils plus ?

— Il parlait de ce désert comme si l’avenir de Kemet était ici. Comme si le meilleur s’y trouvait, pour peu qu’on se donne la peine de chercher. Son enthousiasme ne connaissait pas de limite.

Nebenkemet regarda le paysage autour d’eux avec une grimace méprisante.

— Il avait peut-être raison de penser qu’on peut trouver de l’or, ici. Ce qu’il ne s’est jamais demandé, c’est à quel prix.

Dans ce long monologue, Bak percevait des sentiments intenses et indéfinissables.

— Ouser aussi espère trouver un filon.

— Il parle avec plus de prudence que Minnakht. Il voit mieux le monde tel qu’il est en vérité.

— Qu’est-ce qui est arrivé à Minnakht, à ton avis ?

Nebenkemet esquissa un sourire.

— Les pierres ne manquent pas dans le coin, ni les pentes abruptes qu’un rocher pourrait dévaler.

Bak ne parvenait pas à le sonder. Certes, il n’aurait eu aucune peine à tuer, mais l’aurait-il fait ? Dans quelles circonstances ? Leur conversation, décevante au possible, n’avait rien entamé de son mystère.

 

Bak s’était allongé sous un surplomb rocheux, cherchant un peu de repos. Ses hommes, endormis tout près, avaient planté des lances dans le sol, entre lesquelles ils avaient tendu des nattes pour se protéger du vent brûlant ; mais l’air étouffant et le tumulte de ses pensées l’empêchaient même de somnoler.

Ses conversations de la matinée lui donnaient beaucoup à réfléchir. Il en avait assez appris sur ses compagnons pour se convaincre que leur décision de se hasarder sur cette terre inconnue allait à l’encontre de leur nature, sauf pour Ouser, l’explorateur. Il en déduisait que Minnakht devait être très persuasif, plein de fougue lorsqu’il décrivait ses aventures. Seul Nebenkemet le sceptique ne s’était pas laissé séduire.

Peu d’hommes avaient la faculté d’entraîner les autres dans leur sillage. Qu’avait pu dire Minnakht ? Avait-il adapté son récit selon les aspirations de chacun ? Ou les charmait-il toujours par la même histoire, faisant jurer le secret à ceux qui l’écoutaient ?

On n’aurait pu rassembler un groupe plus disparate pour ce voyage qui s’annonçait ardu et périlleux. Qui aurait la force de continuer en dépit des difficultés ? Qui flancherait, qui aurait besoin d’aide ? Les bêtes ne pouvaient transporter qu’une quantité limitée de vivres ; les points d’eau seraient parfois distants de trois jours… Que feraient-ils, si l’un d’eux était grièvement blessé ?

Trouveraient-ils quelqu’un qui veuille bien leur porter secours ? Et les nomades, où étaient-ils donc passés ? Nebrê et Kaha avaient découvert, autour du puits, des traces récentes, signe que quelques personnes avaient campé à l’ombre. Une petite flaque, au fond de l’auge, indiquait qu’on avait abreuvé les bêtes peu avant leur arrivée. Pourquoi avaient-ils repris la route en pleine chaleur ? Vers quelle destination ? Le nomade que Nebrê et Kaha avaient aperçu dans la matinée les avait-il avertis qu’une caravane approchait ? Même ainsi, leur départ semblait incompréhensible. Comme sur la frontière sud, les peuples du désert aimaient bavarder, autant avec des étrangers qu’avec leurs connaissances.

Ses pensées revinrent alors à son enquête : Minnakht était-il encore en vie ? Comment avait-il pu disparaître sans que nul ne sache ce qu’il était devenu ? Quel lien cette affaire avait-elle avec le mort du puits, et avec l’explorateur disparu près d’un an plus tôt ?

 

Bak fut réveillé par le bruit de la pluie, des gouttelettes heurtant la terre autour de son abri. Il ouvrit les yeux et les referma aussitôt, aveuglé par le soleil. Le soleil ? Il se redressa brusquement, manquant se cogner la tête. À nouveau, un crépitement. De petits cailloux criblant la terre. Les paroles de Nebenkemet lui revinrent soudain : « Les pierres ne manquent pas dans le coin, ni les pentes abruptes qu’un rocher pourrait dévaler. »

À toute vitesse, il sortit de l’ombre et cria :

— Éloignez-vous ! Écartez-vous de la colline !

Les Medjai, accoutumés à réagir sans poser de question, obéirent en un clin d’œil. Bak, tout en courant, scrutait l’escarpement de roches grises et érodées. Il crut apercevoir quelque chose au sommet, puis plus rien, comme si cela n’avait jamais existé.

Ouser, habitué au danger, avait été aussi prompt que les Medjai, Nebenkemet presque autant. Les autres se mettaient debout, à moitié endormis. Le charpentier leva les yeux vers l’abrupt, puis les abaissa sur l’officier, se rappelant de toute évidence ses propres mots si peu de temps auparavant.

— Que s’est-il passé ? demanda Ouser en se hâtant de rejoindre Bak autour duquel les Medjai se rassemblaient.

Après une explication succincte, Bak chargea Nebrê et Kaha de trouver un chemin d’accès au sommet.

— Je m’inquiète peut-être sans raison, toutefois, un meurtre a déjà été commis. Ne laissons rien au hasard.

D’un air sombre, Ouser hocha la tête.

— Contrairement à Minnakht, je n’aime pas les nomades, néanmoins je reconnais qu’ils ne tuent jamais sans une raison. Celle-ci n’est pas toujours légitime, à nos yeux, mais elle l’est pour eux. Une querelle d’honneur, une rivalité entre tribus… Rien qui s’applique à des nouveaux venus, comme tes Medjai et toi.

— Peut-être est-ce toi qui t’es fait un ennemi parmi eux ?

L’explorateur se rembrunit.

— Je ne crois pas qu’un nomade ait confondu ce voyageur avec moi, lieutenant.

Regrettant ses paroles irréfléchies, Bak s’empressa de se faire pardonner. Une dispute avec Ouser, voire avec l’un des autres, rendrait leur situation cent fois plus dangereuse. Tapant l’explorateur sur l’épaule, il sourit.

— C’était une possibilité, rien de plus. Je suis soldat, toujours sur la brèche. Il se peut qu’un animal ait fait tomber ces pierres. Nebrê et Kaha nous apprendront bientôt de quoi il retourne.

 

— Il y avait bien un homme là-haut.

Nebrê s’agenouilla près du modeste feu que Minmosé alimentait à l’aide de brindilles desséchées. Il l’avait installé sur le lit de l’oued, à bonne distance des collines. Les braises rougeoyantes apportaient une note de couleur réconfortante sous la froide clarté lunaire.

— L’homme à la sandale usée, celui dont Kaha a trouvé l’empreinte au nord de Keneh.

— Nous l’avons suivi plus d’une heure, raconta Kaha en posant son arc et ses flèches près de ceux de Nebrê avant de s’asseoir à côté de lui. Il devait craindre d’être suivi, car il avait enfilé quelque chose sur ses pieds pour brouiller les traces – de la peau de mouton, je parie. Comme en plus il marchait sur les rochers dès qu’il le pouvait, nous l’avons perdu.

Pendant que Minmosé émiettait un quignon de pain dans la marmite d’oignons et de lentilles afin d’étoffer le plat qui allait circuler, Nebrê conservait une expression maussade au souvenir de leurs difficultés.

— Amon seul sait combien de temps nous avons tourné en rond, à essayer de le retrouver. Nous avons dû renoncer pour ne pas passer la nuit dans un lieu inconnu.

L’effluve des oignons mijotés à petit feu rappela à Bak combien il avait faim.

— Qui peut-il bien être, je me le demande… Et pourquoi nous épie-t-il ?

Nebrê haussa les épaules. Kaha et les autres ne firent pas de commentaire.

— Pourrait-il avoir commis le meurtre sans laisser aucun signe de son passage ?

— Tout est possible, mais je ne vois pas comment, répondit Nebrê.

Plus loin dans l’oued brillait le petit feu autour duquel on distinguait le groupe d’Ouser. Eux aussi avaient jugé préférable de camper loin des parois. L’obscurité s’était vite installée. Le vent était tombé. La plupart des ânes, leur faim et leur soif apaisées, s’étaient couchés et se reposaient dans la fraîcheur nocturne.

Bak scruta ses Medjai, s’assurant qu’ils lui accordaient leur attention tout entière.

— Dorénavant, vous monterez la garde chaque nuit à tour de rôle, et deux d’entre vous partiront en reconnaissance chaque jour de marche. Je sais que Nebrê et Kaha sont les meilleurs, mais vous devrez vous partager cette tâche. Les journées sont trop chaudes, le relief trop escarpé pour que les deux mêmes assument toujours ce fardeau. Et si vous voyez celui qui nous épie, ajouta-t-il d’un ton résolu, donnez-lui la chasse seulement sur une courte distance.

— Chef… ! protesta Kaha.

Bak leva la main, lui imposant silence.

— Je sais que vous avez l’expérience du désert. Vous ne vous perdriez pas, toutefois je ne veux pas que vous tombiez dans un guet-apens, ni que vous soyez blessés, loin de tout secours.

— C’est comme mener une chèvre au puits et l’empêcher de boire, maugréa Nebrê.

— Avec de la chance et la faveur des dieux, avant la fin de ce voyage, nous trouverons un moyen d’attirer le guetteur dans notre propre piège.

L'ombre d'Hathor
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